Le premier directeur du nouvel institut de recherche luxembourgeois aime jeter des ponts entre recherche et industrie.
Source : Le Jeudi
Publication date : 06/18/2015
Il a le don de jauger rapidement son interlocuteur pour expliquer, dans des mots accessibles, des choses que les traités scientifiques mettent plusieurs pages complexes à seulement effleurer.
Plutôt petit et rondouillard, la cinquantaine bien consommée, Gabriel Crean est l'homme de la fusion. Pas la fusion nucléaire, lui qui travaillait il y a trois mois encore pour le très français Commissariat
à l'énergie atomique. Et encore était-ce dans la section «Tech», qui n'a rien à voir avec le nucléaire, mais sert plutôt à définir les orientations technologiques de la République.
Non, la fusion dont il s'agit, c'est celle des centres de recherche publics Tudor et Lippmann, officiellement aboutie au 1er janvier, mais qu'il faut maintenant traduire dans les faits. En commençant par l'installation dans le nouvel immeuble de Belval, sous les anciens hauts fourneaux restaurés.
«Ce lieu me fascine, pour le trait d'union qu'il fait entre l'ancienne technologie et celle de demain, entre la recherche et l'industrie,» avoue le nouveau directeur du List, le nom de la nouvelle entité. L'acronyme ne fleure pas bon le luxembourgeois: «Luxembourg institute of science and technology.» Mais cela tombe plutôt bien: Gabriel Crean (prononcer Crine) a grandi dans la verte Irlande, du moins autant que Dublin peut l'être, et a été nourri dans la langue de Shakespeare avant de découvrir, presque par un hasard académique, celle de Voltaire. «Je l'ai étudiée comme option à l'université. J'aimais cette langue; elle me parlait. Et quand j'ai postulé pour une bourse de l'Etat français, en ingénierie et technologie, je me suis perfectionné à vitesse accélérée. J'ai obtenu la bourse après une interview devant l'ambassadeur de France. Et c'est ainsi que je me suis retrouvé à Grenoble, dans ce qui pouvait être considéré comme la Silicon Valley française.»
La fierté de Gabriel Crean n'est pas feinte quand il évoque cet épisode. Féru de technologie, il l'est, lui qui est de la génération de ceux qui écrivirent leurs premières lignes de code sur un petit Sinclair, qui ferait sans doute sourire aujourd'hui ses fils de 20 et 22 ans. La machine lui servait à contrôler des lampes. La lumière est restée comme un phare pour celui qui dit aimer construire et réparer. Son master grenoblois, il l'a consacré à la photonique, cette discipline qui traite notamment de la transmission de la lumière. C'étaient les débuts de la fibre optique. Une bonne assurance pour la suite de sa carrière.
Il confirme son ancrage français et poursuit études et recherches pour le compte du Centre national d’études des télécommunications (CNET), «un laboratoire de classe mondiale». Thème de son doctorat: les propriétés mécaniques des couches ultraminces. Parlant? Pas vraiment... jusqu'à ce qu'il caresse l'écran de son téléphone mobile, et explique à quel point ces études étaient capitales pour le développement des nouvelles technologies.
«Seuls quatre groupes au monde travaillaient sur le sujet. J'ai ainsi été confronté à la concurrence internationale dans le domaine de la recherche: on échange beaucoup d'informations... mais tout le monde veut être le premier. C'est un challenge. On découvre de nouveaux horizons. Mais pour moi, loin des seules avancées théoriques, les applications pratiques étaient essentielles. En Europe, on est bon pour la science; mais pas tellement pour en faire usage.»
Il aidera ainsi à mettre au point un microscope acoustique. Et, rentré dans son île, tout en poursuivant une carrière académique comme professeur dans les universités et instituts de technologie, il participe au lancement de trois entreprises. L'une fabrique des instruments de mesure; la deuxième des lasers; la troisième, des tests de salive pour détecter les drogues. «J'ai un profil mixte, à la fois académique et recherche. J'adore les deux rôles.» Sans négliger ce côté entrepreneur, qui va enrichir son pedigree.
Des objectifs clairs
Peu adepte de la routine, Gabriel Crean aime les nouveaux défis. En 2009, il retourne en France où sa candidature a été suscitée auprès du CEA Tech, «La mission de l'institution est claire: assurer l'indépendance économique de la France, au travers du développement des technologies.»
C'est là qu'il se conforte dans l'idée que les organisations fonctionnent bien si elles ont un but simple et lisible. Seul directeur non français du CEA, il participe, à Bruxelles, à définir la stratégie de déploiement des technologies clés pour l'Union européenne. Lui, le gamin de Dublin... représente le gouvernement français dans des réunions de haut niveau. De quoi jeter le trouble chez ses interlocuteurs britanniques.
En fonctions depuis le début avril au Luxembourg, il a élu domicile à Belvaux, à dix minutes à pied des préfabriqués qui lui servent de bureau. Pour faire du List un acteur majeur de la recherche, il veut aller vite. D'abord le déménagement: «Trois cents personnes doivent être ici en juillet, dans le nouvel immeuble. Et 630 sur le site pour la fin septembre. La première étape, c'est de réunir les gens. La seconde, de définir une culture commune. L'enjeu majeur pour l'Europe, c'est l'innovation. Nous sommes, en la matière, l'interface entre la science et l'industrie. Le Luxembourg n'est pas trop petit. Sa taille est même un atout pour les projets pilotes. On peut tester ici des choses à petite échelle, avant de les déployer sur le reste du continent.»
Cette semaine, il est à Singapour et à Taïwan. Histoire de conforter son réseau, dont il compte faire profiter le List. «Il faut travailler avec les meilleurs; je vais essayer d'attirer ici des talents.»
«On compte sur lui pour trouver les bons domaines de recherche pour le Luxembourg, dit son secrétaire d'Etat de tutelle, Marc Hansen. C'est un homme qui sait où il veut aller. Il a une façon agréable et joviale de faire passer ses arguments.» Crean essuiera-t-il les plâtres de la fusion? «Il faut plutôt voir ce moment comme une opportunité», estime Hansen.
Pas quémandeur pour un sou («l'important n'est pas le budget, mais la façon dont on le dépense»), Gabriel Crean a une devise claire pour le List: l'excellence. Rien que ça.
THIERRY NELISSEN