"Electrifier, c'est le meilleur moyen de décarboner"

Chercheur au List, Thomas Gibon analyse, depuis 2019, l'impact des véhicules électriques sur les émissions de CO2 via l'application Climobil, dont il est un des géniteurs. Ce n'est pas «la» solution dans la transition environnementale. Mais «une» solution, assure ce scientifique à la fibre résolument écolo. 

Source : PaperJam
Date de publication : 05/02/2024

 

L'application Climobil donne à voir le poids effectif des véhicules électriques sur les émissions de CO2, en le comparant à celui des voitures thermiques. Un terme revient fréquemment lorsque vous évoquez la plateforme: celui de «transparence». En quoi cette «transparence» est-elle primordiale dans votre démarche? 

Cette question me plaît, car elle permet de revenir sur l'historique même de l'application. C'était en 2017 ou en 2018, et à l'époque, de nombreuses communications dans les médias prenaient l'électromobilité à charge, dans un sens ou dans l'autre, en choisissant des sources n'expliquant ni les hypothèses sous-jacentes, ni comment les calculs avaient été effectués dans la comparaison entre l'électrique et le thermique sur les émissions de CO2. Ce calcul consiste en plusieurs paramètres importants que sont l'autonomie, la consommation, le mix électrique ... Puisque l'on disposait de ces données, nous nous sommes dit que ce serait relativement simple - à condition de demander à l'utilisateur de «mettre les mains dans le cambouis» en renseignant des paramètres préenregistrés - d'élaborer un outil interactif en ligne reproduisant les mêmes calculs, mais pouvant expliquer dans quelles circonstances, parfois, la voiture électrique a pratiquement la même empreinte qu'un diesel et pourquoi, dans bien d'autres cas, c'est plus avantageux. 

J'ajoute qu'à la même période, une question parlementaire posée à l'ancien ministre François Bausch évoquait un article prétendant, dans la presse allemande, qu'il fallait huit ans de consommation d'une Golf diesel pour produire une batterie Tesla. Sous-entendu: la voiture électrique n'apporte rien ... 

L'intention, dès lors, était de prouver par A+B qu'il s'agissait d'une contre-vérité? 

Nous avons tout simplement cherché à démontrer que la variabilité de l'empreinte carbone est assez forte pour différentes raisons: quel mix électrique j'utilise quand je charge ma voiture, quelle est sa consommation, quelle est la consommation d'une thermique ... 

Une approche militante? 

Nous ne sommes payés par personne, si ce n'est par la recherche publique. L'idée n'est donc pas de prendre position, mais plutôt de tenter de briser les idées reçues et l'allégation selon laquelle un véhicule électrique émet plus de carbone qu'une voiture thermique. C'est peut-être vrai dans 1% des cas, dans des situations extrêmes. Mais même avec une électricité entièrement au charbon ... 

Pourquoi la persistance de cette défiance vis-à-vis de l'électrique, selon vous? 

Beaucoup de gens ont intérêt à ne pas mettre en avant l'électrique. Cela se vérifie avec l'arrêt des ventes de voitures thermiques en 2035 au niveau européen, qui a été très difficile à faire passer. Et c'est en discussion aujourd'hui encore à cause, j'imagine, de lobbys favorables à la poursuite de la production. 

Au fait, vous êtes vous-même un passionné d'automobile? 

Pas vraiment [sourire]. En revanche, j'ai consacré ma thèse de doctorat à l'électricité. L'électromobilité est une continuité logique. Électrifier les usages, c'est actuellement le meilleur moyen de décarboner. 

Quelles sont les difficultés auxquelles on se heurte lorsqu'on se lance dans un projet de l'ampleur de Climobil? 

Cette fameuse variabilité des données. Notamment sur l'empreinte des batteries, où l'on entend tout et son contraire. Même en faisant une revue bibliographique assez poussée, on trouve des facteurs allant du simple au double pour la production d'un kilowattheure de batterie, à savoir de 60 à 120kg de CO2. Cela dépend de la chimie de la batterie, du site de production: Chine, Europe ou États-Unis ... Dans Climobil, on propose donc une fourchette haute et une fourchette basse pour cette empreinte spécifique. À moins d'être producteur de batteries - et je pense que les producteurs gardent pour eux ces informations-là -, on ne connaîtra jamais les données primaires. 

Dans ce cas, comment consolider et certifier les informations indispensables? 

En utilisant les publications scientifiques et une base de données génériques intitulée Ecoinvent. On s'est également reposé sur les données des constructeurs. En fonction du cycle de tests des véhicules, celles-ci ne vont pas fournir des chiffres vraiment représentatifs de la réalité quant aux émissions à la consommation. L'ancien cycle européen prévoyait des tests en laboratoire à 20°C de température ambiante, sur des rouleaux - donc sans inclinaison -, sans sièges, sans bagages, avec uniquement une personne à l'intérieur ... On comprend bien que l'on aboutira à des données assez optimistes dans ces conditions. Il a donc été nécessaire de corriger ces chiffres à l'aide d'études s'intéressant au décalage entre la consommation annoncée et la consommation avérée. On souhaitait être au plus près du réel. Dernière difficulté: la couverture du cycle de vie, qui est la valeur ajoutée de l'outil. Il y avait toute cette complexité à maîtriser. 

À l'arrivée, est-ce que Climobil permet d'affirmer que l'électromobilité est une solution d'avenir pour l'environnement? 

C'est important de dire qu'il s'agit d'une solution, mais que ce n'est pas «la» solution. Le problème est que l'on ne réduira jamais nos émissions de CO2 de 100% par rapport à ce qui est existant, car on a forcément recours - pour l'instant en tout cas - à la production d'énergie fossile pour produire les voitures ainsi que l'électricité. Dans un monde dans lequel on se décarbone, on devrait être capable de baisser nos émissions de 50, 60 ou 70% pour ce qui est de la mobilité privée pour la partie voiture. Mais il restera toujours une part d'empreinte carbone incompressible à cause du fait qu'il faudra produire les véhicules, les matériaux qui les composent, etc. Ensuite se pose la question de savoir ce que l'on entend par «environnement». Jusqu'ici, on n'a parlé que de CO2 et de réchauffement climatique. C'est probablement l'urgence du moment, et pour cause, c'est un problème irréversible. Mais d'autres problèmes tels que la biodiversité ou les ressources fossiles et matérielles sont également irréversibles, et c'est là que l'électrique fait reparler de lui car il utilise des ressources rares. Si l'on se met à extraire davantage de lithium que ce que l'on a extrait jusqu'ici, il faut considérer tout ce qu'il y a autour. Même si, a priori, on ne va pas manquer de lithium demain ... 

Que concluez-vous, alors? Que l'électromobilité n'est pas la panacée, mais plutôt un moindre mal? 

Exactement. La mobilité, c'est bien plus que la voiture. Dans de nombreuses situations, on peut la remplacer par autre chose: le vélo, la marche, les transports en commun ... Changer une voiture thermique pour une voiture électrique, c'est positif. Mais cela n'ôte rien au fait que si j'habite à moins de 5 kilomètres de mon lieu de travail, je peux y aller à vélo. Idem avec le télétravail. Continuer à effectuer ses tâches du quotidien en émettant moins de gaz à effet de serre, cela implique parfois de ne pas se déplacer. Il y a cette phrase du chercheur spécialiste des mobilités, Aurélien Bigo: «L'avenir de la voiture, c'est l'électrique. Mais l'avenir de la mobilité ne doit pas être la voiture.» Il s'agit d'un excellent résumé. 

Avez-vous le sentiment de contribuer à faire évoluer des mentalités? 

Nous n'avons pas la prétention de croire que l'on a changé la perception de l'électromobilité. En revanche, quand un constructeur prétend, dans ses publicités, qu'un véhicule émet 0 gramme de CO2 au kilomètre, les gens comprennent mieux - et pas seulement grâce à nous - que ce chiffre ne peut jamais être de 0. Même avec une électricité décarbonée, on a toujours un petit impact. Nous, on attire l'attention sur le fait que le score de la voiture électrique n'est ni à 0, ni supérieur à celui de la voiture thermique. Mais ce qui est important, c'est moins de connaître les chiffres précis qu'un ordre de grandeur. L'outil permet de comprendre la relation entre données d'entrée et données de sortie, tous les paramètres n'ayant pas la même influence. 

Vous garantissez une fiabilité des résultats à 100%? 

Non, je dirais que l'on est à 10% de variabilité, sachant que ce sont certains éléments du modèle construit par défaut sur la base de la littérature scientifique et des données constructeurs - mais avec des indicateurs que l'utilisateur peut faire évoluer - qui sont en partie responsables de cette variabilité. Sur la consommation, on est pratiquement à 100% puisque les émissions de CO2 sont directement proportionnelles au carburant consommé. Sur l'approvisionnement en carburant et sur les batteries, il y a peut-être 20% de battement. 

Demeure-t-il des angles morts? Autrement dit, sait-on déjà tout sur l'électromobilité? 

C'est l'un des sujets les plus étudiés dans notre discipline, qu'est l'analyse du cycle de vie, et dans l'évaluation environnementale en général. On en fait des lois et des directives européennes. Mais c'est aussi un très bon exemple pour montrer comment un impact peut se reporter depuis la phase d'usage vers la phase de production, ce que l'on retrouve beaucoup dans les nouvelles technologies. Le solaire et l'éolien n'ont pratiquement zéro impact durant l'utilisation, mais tout l'impact provient de la production. Si l'on souhaite expliquer cela, on prend volontiers l'exemple du véhicule électrique, le plus populaire, car tout le monde a une approche émotionnelle de la voiture. 

À ce sujet, qui sont les utilisateurs de Climobil? 

Nous recevons environ 10.000 visiteurs uniques par an. Parmi ces visiteurs et les statistiques que l'on a, liées au genre, à la langue et au pays d'origine, ce sont beaucoup d'hommes s'exprimant en français. Quant aux raisons de leur visite ... Des personnes avec qui nous sommes en discussion sont des gestionnaires de flotte, qui aimeraient disposer de ce type d'outil pour le suivi de leur parc et pour savoir quoi acheter au moment de le renouveler. 

L'application serait devenue, au fil du temps, un outil d'aide à la décision lors d'un achat? 

C'est ce que nous disent des particuliers, oui. Ils testent différentes options. Dans la nouvelle version de Climobil mise en ligne l'an dernier, le calcul est plus fin, puisque l'on dispose des mix électriques futurs dans différents pays. Et cela montre qu'une voiture émettant tant de grammes de CO2 par kilomètre en émettra encore moins dans 10 ans. Alors qu'une voiture diesel émettra toujours la même chose dans 10 ans - voire plus, si le moteur s'est dégradé ... C'est un aspect intéressant pour les utilisateurs, car un choix de véhicule s'effectue sur plusieurs années. 

Compte tenu de ce que vous expliquez, Climobil peut-il devenir une solution commercialisable, à l'usage des professionnels par exemple? 

Ce sont des choses dont nous avons déjà discuté avec des partenaires. Les entreprises les plus conscientes font déjà le choix de l'électromobilité pour éviter le plus d'émissions de CO2 possible. Pour les autres, cela va devenir de plus en plus obligatoire. Il y a donc des débouchés envisageables. 

Des constructeurs se sont-ils déjà rapprochés de vous? 

Non, ils disposent de leurs propres équipes d'analystes de cycles de vie. 

Et jamais aucun d'entre eux ne vous a appelé pour se plaindre ou pour protester du score de l'un de ses modèles sur Climobil? 

Non. Ce qui est plutôt bon signe, je pense [sourire]. 

Depuis quatre ans qu'elle existe, que raconte la plateforme des progrès environnementaux accomplis par l'électromobilité? Les choses vont vite? 

Tous les scores de l'électromobilité sont en baisse, c'est palpable. Si l'on achète aujourd'hui la même voiture qu'il y a 10 ans et qu'on la conduit de la même manière qu'il y a 10 ans, on obtient des résultats très différents. C'est très difficile, à présent, d'atteindre une équivalence thermique/électrique, alors que c'était encore possible dans l'ancienne version de Climobil. Même des pays comme la Pologne ou l'Estonie, qui sont de grands émetteurs de carbone en raison de leur électricité, se sont décarbonés depuis. 

Parmi les obstacles à l'électrique, l'argument financier n'est pas neutre. À l'achat, l'écart de prix avec le thermique est notable! 

Avec les prix actuels du carburant et de l'électricité, la question ne se pose même pas. C'est quelque chose que l'on commence à voir lorsqu'on fait le total cost of ownership, qui est le calcul d'ensemble du véhicule, de sa décote, du carburant, de sa maintenance, de l'assurance ... Si l'on garde une voiture plus de 5-6 ans, c'est moins cher de rouler en électrique. 

Donald Trump la voue aux gémonies, l'Allemagne vient du jour au lendemain de stopper des subventions à l'achat, l'Europe semble parfois traîner des pieds ... Malgré ces signaux négatifs autour de l'électromobilité, vous continuez d'y croire? 

La voiture électrique, oui, j'y crois. En Europe, on est sur cette voie-là. Cela va devenir un enjeu économique étant donné que les pays qui ne sont pas producteurs de pétrole n'ont pas la main sur le prix des carburants. 25% des voitures vendues en France l'an dernier étaient électriques, j'ai bon espoir que la sauce prenne. Aux États-Unis, qui ont toujours eu des prix du carburant très, très bas, c'est bien sûr différent. Le véhicule le plus vendu, c'est le Ford F-150 .... Un véritable camion! Eux peuvent se permettre de reculer l'échéance. Mais je parle bien d'échéance car, selon moi, la question n'est pas de savoir si la transition se fera, mais quand elle se fera. Pour l'instant, c'est à leur avantage. Mais le jour où l'on aura à subir les conséquences du changement climatique, cela évoluera. Sous Joe Biden, les États-Unis ont quand même passé l'Inflation Reduction Act, un plan d'investissement incroyable pour la transition énergétique. Ce sont des choses qui resteront même si Donald Trump redevient président. 

Quelles vont être les prochaines pistes d'amélioration pour une conduite toujours plus verte? 

Les progrès les plus significatifs sont sur la partie «usage» ou sur la décarbonation de l'électricité. En tout cas en Europe. Sur la batterie, il y a une partie incompressible. Il y a de la métallurgie derrière, obligée d'utiliser du fossile. L'un des gros progrès, ce sont les batteries solides, ce qui arrivera d'ici 5 ou 10 ans. C'est plus ou moins le même progrès que de passer d'un disque dur à un SSD, qui est plus compact, fiable et durable. Il n'y a plus d'éléments chimiques avec des cellules ensachées ou prismatiques, mais des éléments solides pouvant être beaucoup plus compacts. On n'aurait plus besoin de produire autant de kilogrammes de batteries pour obtenir la même capacité. On gagnerait donc à la fois sur la quantité de batteries à produire, car celles-ci sont plus denses, et sur leur poids. Une batterie, de nos jours, pèse entre 300 et 400kg. C'est sur la densité énergétique qu'il faut avancer. 

On se trompe ou il y a un «mais ... »? 

Dans l'histoire de la technologie, en règle générale, dès que l'on fait un effort en termes d'efficacité sur un objet ou sur un service, on se met à l'utiliser plus: c'est le problème de l'effet rebond. Là, c'est ce qui arrive. Maintenant que l'on sait faire des batteries assez performantes, on en produit de plus grosses afin d'obtenir davantage d'autonomie. Avec, à l'arrivée, des véhicules pesant plus de deux tonnes. L'amélioration de l'efficacité est souvent contrebalancée par une augmentation de l'usage: cela devient moins cher, dont on continue de dépenser autant. L'effet rebond peut nuire aux nombreux efforts technologiques qui sont en train d'être consentis. 

Pierre Théobald

 

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