Dans l’inconscient collectif, la sidérurgie, industrie lourde par excellence, est encore très souvent associée à l’image des hauts fourneaux, au bruit, à la poussière et à la pollution. Or, cette industrie est en train d’opérer une mue à même de la rendre plus vertueuse. Chez ArcelorMittal, d’importants investissements sont annoncés et même parfois déjà enclenchés, et de nombreux chercheurs se consacrent à l’exploration de technologies nouvelles permettant de réduire drastiquement l’empreinte environnementale de l’entreprise. Pour nous en parler et aborder bien d’autres sujets, Merkur a rencontré Henri Reding, nommé Country Head Luxembourg en avril dernier et qui connaît particulièrement bien l’industrie sidérurgique pour y être actif depuis plus de 30 ans.
Source : Merkur
Date de publication : 26/09/2023
Tout le monde au Luxembourg croit connaître ArcelorMittal. L’entreprise fait partie du patrimoine industriel du pays depuis (presque) toujours. Cependant, pouvez-vous nous rappeler quelles sont ses activités sur le sol national ?
ArcelorMittal représente à elle seule le secteur sidérurgique national. Si, par le passé, il existait plusieurs sociétés de tailles variées, aujourd’hui, notre groupe les ayant absorbées progressivement, nous sommes le seul acteur encore en activité. Sur le sol luxembourgeois, nous produisons 2 millions de tonnes d’acier brut par an, dans deux aciéries situées à Differdange et à Belval. Cet acier alimente quatre laminoirs. Celui de Differdange produit les plus grosses poutrelles du monde utilisées notamment pour construire des fondations de bâtiments ou des buildings de très grande hauteur, à Rodange, nous fabriquons différents types de rails que nous sommes capables de produire par petits lots de quelques centaines de tonnes et à Belval, nous avons deux laminoirs, l’un qui est le leader mondial de la production de palplanches et l’autre qui est spécialisé sur des poutrelles de tailles moyennes. Enfin, nous avons une tréfilerie à Bissen, qui produit du fil de clôtures, de vignes et des fibres pour renforcer le béton. Outre ces sites de production, Luxembourg accueille également le siège mondial du groupe ArcelorMittal à Luxembourg-ville, le siège européen des produits longs à Esch-sur-Alzette - qui abrite également un centre de R&D mondial pour ces mêmes produits -, un atelier mécanique, un centre logistique et la Sotel, filiale d’approvisionnement en énergie de nos installations industrielles. Enfin, notre Fondation ArcelorMittal Luxembourg soutient, entre autres, des projets de recherche menés avec l’Université du Luxembourg et le List. Au total, ArcelorMittal emploie 3.500 personnes au Luxembourg dont 2.000 sur les sites de production et 1.500 dans des fonctions administratives, auxquelles il faut rajouter environ 3.500 personnes qui travaillent chez nos sous-traitants des services externalisés, comme la maintenance.
Qui sont les clients d’ArcelorMittal Luxembourg ?
Tout d’abord, en termes géographiques, il faut faire la distinction entre deux types de produits. Pour les produits standards (certaines poutrelles par exemple), que nous ne sommes pas les seuls à fabriquer et pour lesquels la concurrence est intense, nous livrons essentiellement la Grande Région car cela n’aurait pas de sens de grever leur prix avec des coûts de transport importants. En revanche, pour les produits sur lesquels nous sommes leaders ou les produits de niche pour lesquels les clients sont prêts à payer plus cher car ces produits sont plus rares, nous livrons le monde entier grâce à notre réseau de vente mondial. Il s’agit par exemple des palplanches, de rails pour ponts roulants ou de poutrelles de grande taille. Ces produits de niche se retrouvent notamment dans des constructions emblématiques, notamment en Amérique du Nord, au Moyen-Orient, en Asie, etc. Ces produits quittent nos sites de production luxembourgeois en train pour rejoindre les grands ports européens, surtout Anvers.
En termes de types de clients, cela dépend une nouvelle fois du type de produits. Les palplanches sont vendues la plupart du temps au secteur de la construction en direct. Les rails sont distribués à des sociétés spécialisées dans leur pose et les produits standards sont vendus à des stockistes (grossistes en acier) qui achètent des quantités importantes et revendent au détail.
Quels sont les facteurs clés de succès dans votre industrie ?
La qualité et la fiabilité des produits viennent en tout premier lieu. C’est pourquoi nous investissons beaucoup dans la recherche visant à améliorer nos produits et nos process. Il faut être conscient que certains aciers que nous vendons aujourd’hui n’existaient pas il y a 10 ou 15 ans ! Tout de suite après, il faut citer la capacité à maîtriser les coûts pour garantir la compétitivité. La qualité des produits et des services représente un coût qu’il faut rentabiliser en jouant sur les volumes vendus et cela n’est possible qu’à un prix compétitif, acceptable pour les clients. Il faut donc en permanence rechercher le bon équilibre entre les coûts et les prix de vente. Cela représente parfois un exercice compliqué car nous sommes tributaires de l’évolution des cours des matières premières et nous sommes soumis à certains coûts de mise en conformité avec les lois environnementales qui ne s’appliquent pas forcément à nos concurrents situés hors d’Europe.
Quels sont les principaux défis auxquels vous faites face ?
Là encore, je vais évoquer les coûts. Pour sécuriser la production, nous avons en permanence un stock de matières premières correspondant à un mois de fabrication. Cela représente un capital considérable et une avance de trésorerie très importante en attendant que les produits correspondants arrivent dans le réseau de vente. Or, les cours des matières premières sont volatils et nous ne pouvons pas adapter nos prix de vente aussi rapidement. Les cycles d’achat et de vente sont décalés dans le temps et il faut en permanence « jongler » entre le coût de nos matières premières (charbon, minerai, mitraille) et le prix de vente à fixer en fonction de la situation concurrentielle du moment. Les erreurs de gestion sur ces opérations peuvent être fatales à une industrie comme la nôtre. C’est pourquoi nos équipes d’achats et de vente travaillent en étroite collaboration.
Un autre défi est lié à la concurrence et à la fluctuation des marchés. L’une des forces d’ArcelorMittal est d’être présent à la fois sur des marchés de masse et des marchés de niche qui en principe maintiennent leur attractivité même en période de crise. C’est l’un des atouts indéniables des sites luxembourgeois qui produisent essentiellement des produits haut de gamme à forte valeur ajoutée.
Au-delà de ces aspects économiques et de « saine gestion », il y a aussi la fiabilité de nos installations, et notre capacité à les exploiter de façon optimisée. Et puis bien sûr, le changement climatique, les enjeux géopolitiques qui impactent les conditions du commerce mondial, sont de sacrés challenges ! Enfin, avec ma casquette de directeur Santé Sécurité Europe Produits longs, je rajouterai que la sécurité est un défi permanent qui nécessite une vigilance et des efforts continus pour enseigner aux personnels à faire les gestes les plus sûrs et non pas ceux qui permettent de gagner un peu de temps, au détriment de la sécurité. Il faut responsabiliser les équipes à tous les niveaux hiérarchiques. En tant qu’ex-directeur d’usine, je connais bien ce sujet et je peux donc en parler aux équipes en toute connaissance de cause.
En résumé, pour rester un leader sur notre secteur, nous devons conjuguer la qualité de nos produits et le service rendu à nos clients, des coûts compétitifs et le travail en sécurité de nos salariés et cotraitants. Ces différents aspects de notre activité forment un tout indissociable.
Comme vous l’évoquiez, l’évolution du contexte géopolitique peut avoir des conséquences rapides et importantes sur vos affaires. Comment cette dimension est-elle gérée ?
L’acier est un matériau qui a une dimension géopolitique par essence. Il sert à fabriquer des infrastructures telles que des bâtiments, des équipements de production d’énergie, de mobilité, de défense… Tous ces éléments sont en lien avec la souveraineté des pays. D’un point de vue géographique, ArcelorMittal est plutôt implanté dans des zones stables politiquement (Europe, Amérique du Nord) à l’exception récente de l’Ukraine malheureusement. Partout où nous sommes implantés, nous entretenons de bonnes relations avec les États. Dans de nombreux pays, nous nous engageons fortement aux côtés des communautés locales en investissant par exemple dans l’éducation, la culture, la santé… Cela crée un lien fort avec nos parties prenantes. Nous ne sommes pas à l’abri des crises pour autant mais nous avons plusieurs leviers d’action. La maîtrise de nos coûts est l’une de nos meilleures armes pour passer les crises - la réduction de notre dette nette ces dernières années était un enjeu important pour le Groupe. Ensuite, nous agissons également en faisant défendre nos positions au niveau européen par Eurofer, une fédération qui représente l’industrie sidérurgique européenne, pour la mise en place de règles aboutissant à un level playing field équilibré et équitable pour tous les acteurs du secteur de l’acier. L’Europe a aidé l’acier européen par exemple lorsque Donald Trump a décidé de taxer les importations à 25% et qu’il est devenu très difficile de vendre notre acier aux États-Unis. Certaines mesures ont été décidées au niveau européen en réponse à celles imposées par l’Administration Trump, ce qui nous a aidés. Dans ces situations, être un acteur d’un certain poids est un avantage indéniable car nous sommes écoutés.
Les questions géopolitiques sont stratégiques pour ArcelorMittal. À l’avenir, nous devrons sécuriser nos approvisionnements en matières premières et sources d’énergie. Cela peut se faire au travers de partenariats, contrats commerciaux, voire rachat d’acteurs. Nous avons aussi créé le « XCarb® fund » doté de 100 millions d’euros pour parrainer des entreprises innovantes en vue de développer des solutions dans les domaines de l’énergie.
Parmi les ambitions d’ArcelorMittal on trouve « devenir un groupe sidérurgique du futur » et « produire de l’acier responsable ». Que cela signifie-t-il concrètement ?
Au niveau européen, ArcelorMittal a pour objectif de réduire de 35% ses émissions de CO2 d’ici 2030 (par rapport à 2018) et d’être neutre en carbone en 2050. Au Luxembourg, nous produisons déjà l’acier à partir de fragments de divers métaux de récupération appelés mitraille. Cet acier affiche un bilan carbone 4 fois moindre que l’acier traditionnel. Cela a été rendu possible en stoppant il y a déjà plus de 25 ans l’activité des hauts fourneaux qui nécessitaient de brûler de grosses quantités de charbon pour transformer le minerai de fer. Nous les avons remplacés par des fours électriques dans lesquels la mitraille est fondue par un arc électrique qui la traverse. Cette technologie est beaucoup plus vertueuse. Quand en plus l’énergie utilisée dans ces fours est une énergie renouvelable, l’acier produit affiche un niveau d’émissions de CO2 de 300 kg par tonne d’acier produite contre 2,2 à 2,4 tonnes de CO2 par tonne d’acier produite via la voie hauts fourneaux classique, soit un niveau 7 fois moindre. Ceci est pour la partie environnementale, mais quand nous parlons de responsabilité, nous pensons aussi à l’ensemble de nos parties prenantes et à leurs attentes. Nous sommes transparents sur nos process et nos développements ; nous prenons soin de la santé et de la sécurité de nos salariés ; nous entretenons un dialogue ouvert et transparent avec les représentants du personnel et les syndicats pour cogérer les périodes plus difficiles. Enfin, nous considérons aussi comme partie prenante les villes du sud du pays où nous sommes implantés historiquement depuis des décennies. Nous y investissons pour réduire au maximum les nuisances engendrées par nos activités (bruit, pollutions…), qui ne sont plus acceptées, à la fois parce que la sensibilité sur ces sujets s’est fortement développée, et aussi parce que le tissu urbain, autrefois éloigné de nos sites industriels construits il y a plus de 100 ans en rase campagne, s’est fortement rapproché de nos installations de production. Nous avons la volonté de gérer ces aspects de façon proactive.
Votre carrière est assez exemplaire des opportunités que peut offrir un grand groupe industriel. La mobilité et la progression interne sont-elles des souhaits forts de la direction ?
La mobilité interne fait partie des avantages qu’un grand groupe multinational peut offrir. Cela dit, des parcours comme le mien, très diversifiés, restent un peu exceptionnels. J’ai démarré en tant qu’ingénieur de maintenance tout de suite après mon stage de fin d’études. Puis j’ai travaillé pendant 5 ans dans un laminoir qui produisait des ronds à béton. J’ai ensuite intégré le département des ventes pour ces mêmes produits et d’autres produits de niche, pour l’Europe entière, ce qui m’a fait beaucoup voyager. Puis je suis retourné à la production. Avec mon expérience de 15 ans dans la vente, j’ai pu relancer le site de Rodange qui était menacé de fermeture et j’ai restauré la confiance des clients. Nous y avons développé 17 profils de rails à gorge pour tramways, en quelques années seulement ! Enfin, ces dernières années, j’ai accédé à des postes transversaux de support, d’abord en étant Sustainability officer pour nos trois sites de production, puis en prenant la responsabilité de la santé et de la sécurité au niveau européen pour les produits longs et enfin en acceptant le poste de Country Head pour le Luxembourg. Cumuler ainsi des expériences en maintenance, production, vente et fonction support est assez rare mais c’est un énorme avantage et ArcelorMittal souhaite multiplier ce type de parcours, en fonction des intérêts et des appétences de chacun. Entre la diversité géographique et la diversité des tâches, il y a vraiment moyen de faire de belles carrières chez ArcelorMittal, notamment pour les profils d’ingénieurs.
Alors justement, comment convaincre les jeunes ingénieurs (et éventuellement les militants écologistes) de l’intérêt de l’acier pour un avenir plus durable ?
L’acier représente une véritable solution pour la transition écologique. Il est recyclable à 100% et à l’infini, sans perte de propriétés. C’est pour cela que nous promouvons les constructions à base d’acier, comme ce sera le cas pour notre futur siège mondial au Kirchberg. Si on ne se tourne pas vers ces solutions, on consommera toujours plus de béton qui ne présente pas un bilan très positif sur le plan écologique car sa fabrication nécessite une grande quantité d’eau et de sable, et une noria de camions pour acheminer ces ressources sur les chantiers ! L’acier est également le matériau de base pour construire des infrastructures de production d’énergie renouvelable (les éoliennes par exemple) et on conçoit également un acier de plus en plus léger, ce qui permet de réduire le poids des véhicules électriques. L’acier est donc un matériau d’avenir qui est, de surcroît, complètement circulaire.
Pour de jeunes ingénieurs, la perspective de participer à la révolution technologique d’un secteur stratégique tel que la sidérurgie est un challenge passionnant. La décarbonation est un enjeu existentiel pour l’industrie de l’acier en Europe. Peu d’industries sont ainsi à un tournant crucial de leur histoire. Les jeunes qui intégreront notre industrie auront véritablement la possibilité d’être des game changers.
Dans quels domaines allez-vous encore pousser l’éco-innovation ?
Nous alimentons nos fours électriques avec de la mitraille mais lorsque celle-ci vient à manquer - au niveau mondial, il n’y a à l’heure actuelle pas suffisamment de mitraille pour répondre à la demande d’acier -, nous utilisons des pellets, de fer. Aujourd’hui, pour fabriquer ces pellets nous « réduisons » le minerai de fer (extraction de l’oxygène) à l’aide de gaz naturel. Notre objectif est de remplacer l’agent réducteur, le gaz, par de l’hydrogène « vert », produit par électrolyse à base d’électricité renouvelable. Cette technologie existe mais doit être éprouvée à échelle industrielle ; en outre, les infrastructures d’acheminement de l’hydrogène sont encore insuffisantes. Une nouvelle technologie, l’électrolyse à basse température du minerai de fer, permet de court-circuiter la production d’hydrogène et d’utiliser directement l’énergie électrique pour produire les pellets de fer hors du minerai. Cette technologie n'en est, en revanche, qu’au stade expérimental.
Nous faisons également beaucoup de recherches pour réduire notre consommation d’énergie. Par exemple, nous traquons les fuites de chaleur dans nos process de production, pour les transformer en énergie utilisable. Ces recherches font l’objet d’un partenariat avec le List qui a développé un logiciel spécifiquement dédié à cette problématique.
Pour conclure, quelles sont vos ambitions pour ArcelorMittal Luxembourg ?
Je voudrais surtout insister sur deux choses. La première est la nécessité d’intégrer les standards les plus exigeants en matière de production d’un acier « responsable », au sens des critères ESG, dans toutes nos actions et décisions au quotidien. Je ne veux pas que ce soit quelque chose qui vient se greffer en plus dans notre organisation mais que cela imprègne véritablement nos façons de faire. Le top management est convaincu, cela doit maintenant infuser dans toutes les strates hiérarchiques, sur tous nos sites. Cela revient à intégrer d’autres critères que des critères purement financiers dans nos arbitrages et cela signifie aussi d’avoir sans cesse à l’esprit les attentes de nos parties prenantes.
Et cela m’amène à la deuxième chose que je voulais dire pour conclure. La qualité de nos produits et de nos services, ainsi que la sécurité au travail sont liés à l’engagement de nos collaborateurs. Cet engagement est une vitrine pour de futurs candidats. D’où mon souhait d’instaurer un bon leadership à tous les niveaux. Nous avons un peu trop misé sur les connaissances purement techniques par le passé. Maintenant, nous devons accorder plus d’importance aux aspects humains et préparer un leadership moderne pour demain. Cela passera par la formation et par la transformation de notre culture interne. Nous allons aussi donner plus d’importance à l’inclusion et à la diversité. Tout le monde ne fonctionne pas de la même manière et nous devons tenir compte de cette diversité de fonctionnement dans notre management pour laisser chacun fonctionner de sa meilleure façon. À l’arrivée, c’est toute l’entreprise qui sera gagnante !
Catherine Moisy